Retour sur un crime d’Etat : l’assassinat du prince Louis Rwagasore

Retour sur un crime d’Etat : l’assassinat du prince Louis Rwagasore

Le samedi 9 octobre, dans l’après-midi, sur le campus Solsbosch à l’ULB, une conférence-débat a eu lieu sur l’assassinat du prince burundais Louis Rwagasore. Elle était organisée à l’occasion de la sortie du livre de Ludo De Witte Meurtre au Burundi. La Belgique et l’assassinat de Louis Rwagasore. L’auteur était présent, avec une série d’autres personnalités. Cette conférence-débat a été animée par Michel Collon (Investig’action) et Innocent Muhozi (Radio TV Renaissance). Compte-rendu.

Burundi : données de contexte

Libérat NTIBASHIRAKANDI souligne qu’il s’agit d’un petit pays de 27 834 km2,soit légèrement plus petit que la Belgique, coincé entre la République Démocratique du Congo, le Rwanda et la Tanzanie. Il tire ses devises de produits d’exportation comme le café et le thé. Son sous-sol contient des réserves d’or. Avant la colonisation, c’était un royaume très organisé. Les problèmes ethniques n’existaient pas et les notions de Hutu et de Tutsi renvoyaient à des catégories sociales. La société était très hiérarchisée avec au sommet un monarque, le mwami. Le pays était divisé en chefferies.

Instauration par la Belgique de la carte d’identité ethnique

En 1885-86 se déroule le Congrès de Berlin, au cours duquel les puissances européennes se partagent ce que Léopold II appelle cyniquement « le gâteau africain ». Le Burundi est placé dans la zone d’influence de l’Allemagne. C’est le début d’un processus de décadence et de déstructuration. Suite au premier conflit mondial, Bruxelles reçoit un mandat de la Société des Nations pour le Rwanda et le Burundi. Le colonisateur belge va dès lors pratiquer une politique du diviser pour mieux régner semblable à celle mise en place chez le voisin rwandais. La réforme de 1925 exclut les Hutus des fonctions administratives. Les Burundais sont figés dans des catégories « raciales », avec l’instauration de la carte d’identité ethnique. Des scientifiques apportent même une caution à cette politique, affirmant que les Tutsis sont « des Européens à la peau noire » et les Hutus « des Nègres proprement dits ». En outre, les Belges se sont appuyés sur les autorités coutumières et ont démoli la structure traditionnelle qui s’efforçait de représenter les différents segments de la population burundaise. Ils ont donc créé les conditions d’une polarisation ethnique. Face à cette menace, le prince Louis Rwagasore unifiait la population et entendait mettre en pratique cette unité. Mais il a été tué. Il est donc plus que nécessaire de faire la lumière sur ce crime.

Loi du silence et tentative d’élucidation

C’est ce qu’a tenté de faire Ludo De Witte. Lorsqu’Innocent Muhozi lui demande pourquoi il se focalise sur la question coloniale dans quatre de ses six ouvrages publiés, il avance deux raisons. Primo, la décolonisation est une période-charnière, qui en explique beaucoup sur le colonialisme et le néocolonialisme. S’il y a actuellement un mouvement décolonial, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi le maintien d’un rapport d’exploitation entre un centre privilégié (Belgique, USA…) et une périphérie dont l’Afrique centrale fait partie. Secundo, la période de la décolonisation est un moment où l’élite belge a senti que ses intérêts vitaux étaient menacés. Dans des périodes plus calmes, elle se contente d’une forme de domination plus insidieuse, laissant faire le parlementarisme et les rivalités entre partis. Mais, face à des menaces pesant sur ses intérêts, elle a réagi avec une violence extrême, n’hésitant pas à recourir au terrorisme, à la diabolisation, aux assassinats politiques et aux sécessions.

En outre, il y a une masse de documents sur l’assassinat de Louis Rwagasore. Quatre instances officielles ont enquêté sur ce crime. Cela n’empêche pourtant pas le maintien d’une véritable loi du silence sur ce crime. Cette loi du silence est suivie tant par l’establishment diplomatique belge que par une partie des universitaires africanistes, qui jouent le rôle d’idéologues de cet establishment.

Qui est Louis Rwagasore?

Louis Rwagasore est une figure centrale de l’aristocratie burundaise. Fils du mwami Mwambutsa, il est né en 1932 et est lié à de nombreux chefs coutumiers via des liens sanguins. Partisan d’une indépendance authentique, il entend enraciner son nationalisme dans le respect des traditions burundaises, en particulier de la monarchie. A l’automne 1958, il prend part à la fondation du parti Unité et Progrès National (UPRONA), qui organise sa première réunion publique un an plus tard.

Les milieux coloniaux l’ont qualifié de « Lumumba burundais ». Il est vrai que certains parallèles entre les deux leaders sont frappants. L’un comme l’autre étaient de véritables nationalistes, des opposants au système colonial. L’un comme l’autre se sont rapidement retrouvés dans le collimateur de l’establishment belge. L’un comme l’autre ont remporté sans équivoque des élections. L’un comme l’autre n’ont pas eu le temps de concrétiser leur projet politique car ils furent assassinés. Et dans les deux cas, les responsabilités belges sont écrasantes. Mais des différences doivent aussi être soulignées. D’abord, ils n’ont pas connu le même contexte. Le Congo était un pays marqué par de profondes contradictions socio-économiques, avec l’exploitation perpétrée par les grandes sociétés et une classe ouvrière. Le Burundi était un pays plus paysan avec une mentalité fort traditionnaliste. De plus, là où Lumumba était un tribun populaire et extraverti, Rwagasore était plus aristocratique, plus taciturne et plus réservé.

Un crime et ses conséquences

Lumumba est tué le 17 janvier 1961. Trois jours plus tard, un conseil des ministres se réunit à Bruxelles. Des heurts éclatent entre les ministres les plus durs, comme Harold d’Aspremont-Lynden (Affaires africaines), et ceux partisans d’une ligne moins agressive, comme Pierre Wigny (Affaires étrangères). A cause des pressions de l’ONU et du Tiers-monde, ces derniers estiment qu’il faut organiser des élections au Burundi. Ils misent sur le fait que l’UPRONA de Rwagasore ne fera qu’un faible score et sera obligée d’entrer dans un gouvernement de coalition. Mais leurs calculs sont démentis. Le 18 septembre 1961, ce parti remporte à près de 80% les élections législatives. Dix jours plus tard, Rwagasore devient premier ministre. Le 13 octobre, il est assassiné. Il faut préciser que, si Lumumba a été abattu, ses partisans quant à eux contrôlent à ce moment une large part de l’est du Congo. La psychose d’une alliance entre eux et les partisans du premier ministre burundais est vive dans les milieux coloniaux. En outre, nombre de fonctionnaires belges au Burundi ont été en poste au Rwanda voisin et ont dans ce cadre pris part en 1959 au renversement de l’élite tutsie jugée trop indépendante. Certains ont même joué un rôle dans des massacres de civils lors de ce renversement.

Quatre enquêtes auront lieu sur l’assassinat du prince burundais. Il y a d’abord eu celle du pouvoir colonial sur place, appelé la Tutelle. Puis est venue celle de l’ONU. Une résolution de l’Assemblée générale a exigé que soient châtiés les coupables. Mais les Nations Unies n’ont rien fait des éléments révélés par ces investigations. Une troisième enquête, non officielle celle-là, a été lancée sur impulsion du roi Baudouin. L’objectif était de sauver les exécutants du meurtre de la peine de mort. Ces exécutants étaient en effet liés à la mouvance démocrate-chrétienne. C’est le procureur du roi de Bruxelles, Raymond Charles, qui l’a menée. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Paul-Henri Spaak, a été mis au courant, mais a refusé d’accéder à la demande d’exfiltration des assassins. Son calcul était le suivant : si les responsabilités belges dans ce crime étaient divulguées, cela entraînerait au Burundi des troubles qui coûteraient la vie à des dizaines d’Européens. Certains se demandent si le but était véritablement de préserver ces vies ou plus simplement de maintenir le secret sur les responsabilités belges. Enfin, la quatrième enquête, menée par les autorités burundaises indépendantes, a soigneusement épargné les responsables belges également, dans un souci de maintien de bonnes relations avec Bruxelles…

Les conséquences de ce crime ont été létales pour le pays. L’objectif du colonisateur était de maintenir absolument son empire et pour cela de diviser les partisans d’une indépendance authentique. Le seul dirigeant au charisme, à l’autorité et au prestige suffisants pour rassembler la population burundaise était Rwagasore. Son assassinat a ouvert la porte d’abord au fractionnement du bloc qu’il dirigeait et ensuite à la dégénérescence des années et décennies qui ont suivi.

Interventions des autres personnalités

Viennent ensuite d’autres personnalités. Antoine KABURAHE dirige la maison d’édition Iwacu. Cette dernière s’efforce de publier des ouvrages et des témoignages sur le Burundi dans le but de « mettre des mots sur les maux ». Anne-Marie NDENZAKO, nièce du prince assassiné, et Aimé NTAKIYICA, fils d’un des auteurs du crime, évoquent le fait qu’ils ont créé une sorte de commission Vérité et Réconciliation familiale.

Christophe MARCHAND, avocat de la famille Lumumba, prend également la parole. Il rappelle la plainte déposée en 2011 au parquet fédéral. Ce dernier avait à l’époque reconnu que la torture et les traitements inhumains et dégradants infligés au leader congolais et à ses compagnons de lutte constituaient un crime de guerre imprescriptible. L’enquête approche de la fin et il y aura bientôt un débat judiciaire. L’avocat souligne que, dans le cas du leader congolais, l’assassinat s’était produit dans un contexte de conflit. Cela a permis de faire en sorte qu’il soit reconnu comme un crime de guerre, donc imprescriptible. Mais ce n’est pas le cas de l’assassinat de Rwagasore, qui a été considéré comme un crime de droit commun. Or le droit prévoit malheureusement pour ce type de crimes la prescription après trente ans. Certes, la réflexion actuelle en droit international est très vivante. Une idée fait même son chemin : celle de droit à la vérité, incompatible avec la prescription. Mais l’issue de cette réflexion demeure incertaine. Lorsque Michel Collon lui demande s’il y a des points communs entre les affaires Lumumba, Rwagasore et Julian Assange, dont Christophe Marchand est également l’un des avocats, ce dernier répond que dans les trois cas les actions criminelles d’un Etat ne peuvent être contrées que par la transparence et qu’il existe des dispositions en ce sens dans le droit européen.

La conclusion est laissée aux députés Kalvin SOIRESSE NJALL (Ecolo, parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles) et Marco VAN HEES (PTB, parlement fédéral et membre de la commission Décolonisation). Le premier affirme la nécessité d’enseigner l’action et la pensée de Rwagasore et le lien entre la décolonisation et les questions climatiques. Le second souligne le fait qu’il faut attendre des décennies pour que la vérité soit révélée sur des crimes d’Etat comme ceux de Lumumba et de Rwagasore. Il fait aussi un rapprochement avec l’assassinat de Julien Lahaut et souligne que l’establishment belge continue de se protéger. En outre, des personnalités belges continuent d’utiliser leur pouvoir politique pour promouvoir des intérêts économiques en Afrique centrale. Enfin, il rappelle que le pouvoir des parlementaires est somme toute très limité s’il n’y a pas de pression populaire.

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