Élection en Bolivie : victoire de Luis Arce, et du mouvement populaire de gauche

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Kasper Libeert

Quasiment un an après le coup d’État, le candidat du parti de l’ex-président Evo Morales remporte très largement l’élection présidentielle. Retour sur une victoire populaire.

Le candidat de gauche, Luis Arce, a obtenu plus de 50 % des voix. Ce qui signifie que son parti, le MAS (Mouvement vers le socialisme, parti de l’ex-président Morales) obtient la majorité absolue dans les deux chambres du Parlement. Tout cela 11 mois après avoir été chassé du pouvoir par un coup d’État.

David Verstockt est superviseur de programme pour l’ONG belge FOS en Bolivie. Nous avons profité de son retour provisoire en Belgique pour cause de pandémie pour parler avec lui de l’actualité de son pays de coeur.

Quelle est votre première réaction ?

David Verstockt. C’est un signal clair du peuple bolivien. Si l’écart entre Arce et Carlos Mesa avait été moins grand, cela aurait été une autre histoire. Le candidat de centre-droit Mesa, avec son parti Comunidad Ciudadana, était également le principal challenger du MAS en octobre 2019, lors du scrutin qui a servi d’occasion aux putschistes pour exiler Evo Morales, le président qui allait être ré-élu avec +40%. Fernando Camacho, le candidat ultra-conservateur qui a joué un rôle dans le coup d’État, termine troisième avec seulement 14 %.

Mais il a remporté le scrutin dans son fief de Santa Cruz…

David Verstockt. C’est vrai. Santa Cruz est la région la plus riche du pays. Il est fort possible qu’il se consacre désormais à un projet séparatiste. Il y a, surtout à Santa Cruz, des groupes qui réclament la scission de ce département du reste de la Bolivie, et en particulier des départements de l’Altiplano, qui ont voté à plus de 60 % pour le MAS. Que le MAS obtienne 55 %, ce n’est pas rien. Le fait que ce parti revienne ainsi après 14 ans passés au pouvoir et une année catastrophique avec la droite aux manettes, n’est pas non plus anodin.

Quels sont les principaux facteurs qui ont conduit à ce résultat ?

David Verstockt. Une part importante des travailleurs les plus pauvres, ruraux et périurbains, s’identifie toujours au parti MAS. C’est leur parti et ils ne l’abandonneront pas de sitôt. Le racisme viscéral du gouvernement Áñez et sa nature autoritaire et misogyne ont aussi montré le vrai visage des ennemis du MAS. Le gouvernement Áñez n’a fait que taper sur le MAS et ne s’est absolument pas préoccupé des travailleurs. En outre, le gouvernement Áñez est entaché de nombreux délits de corruption et a connu près de 40 remaniements ministériels. La pandémie, son impact économique et l’échec de la réaction d’Áñez ont rendu les gens nostalgiques des politiques économiques et sociales mises en place sous Evo Morales. Or, à cette époque, la politique économique était entre les mains de Luis Arce, justement. Enfin, Carlos Mesa n’incarne pas l’alternative : il fait partie de la vieille garde politique bolivienne, sans projet politique. Il a d’ailleurs occupé la fonction présidentielle entre 2003 et 2005 mais avait dû démissionner face à la pression populaire à l’époque. Il est clair que cette vieille classe politique en Bolivie n’a rien appris de la prise de pouvoir du MAS en 2005. Elle ne comprend toujours pas pourquoi ce parti est arrivé au pouvoir à cette époque, et réalise aujourd’hui un nouveau score monstrueux.

Y aura-t-il un gouvernement d’union nationale, comme l’a évoqué le nouveau président après que les premiers résultats soient tombés ?

David Verstockt. Cela dépendra de la situation (cette interview a été réalisée fin octobre, NdlR). C´est claire que le MAS puisse poursuivre son projet sans le soutien de Carlos Mesa. Il a déjà annoncé qu’il serait à la tête de l’opposition au Parlement. Camacho mènera une opposition radicale de droite et emmènera Mesa dans son sillon. Avec cette appel à l’unité nationale, Luis Arce envoie un message fort. La Bolivie est aujourd’hui très polarisée, encore plus que les États-Unis. Si Arce parle d’unité, c’est parce le pays a besoin de cette réconciliation, et il faut espérer qu’elle se concrétisera.

La revanche du peuple sur les responsables du coup d’État

Il y a un an, lors de l’élection présidentielle d’octobre 2019, Evo Morales était accusé de fraude par l’Organisation des États américains (OEA) et la tête de l’armée. Le président sortant a dû fuir le pays et s’est vu interdire de revenir et de se présenter aux élections.

David Verstockt. Lorsque la mission d’observation électorale de l’OEA a évoqué des soupçons de fraude, tout s’est accéléré. Dans certains quartiers de Santa Cruz, des agents de police rebelles sont montés sur les toits en agitant des drapeaux de Santa Cruz et de la Bolivie. Dans d’autres villes également, certains services de police se sont rebellés. Les organisations sociales sont devenues leur cible : les sièges des organisations paysannes et de femmes ont été attaqués par des bandes d’individus cagoulés violents. Des dirigeants de mouvements sociaux ont été menacés de mort, on a vu des images de torture dans les rues. Des journalistes ont subis des mesures de répression, plus de 50 chaînes locales, représentant généralement des organisations paysannes, ont été fermées. Des milices d’extrême droite faisaient régner la terreur et s’en prenaient aux syndicalistes, aux progressistes…

Mais quelques mois après ce coup d’État il s’est avéré que les « preuves » de l’OEA étaient inventées de toute pièce. Des scientifiques ont démontré qu’il n’y avait eu aucune fraude et que Morales aurait dû être ré-élu. (Retrouvez notre article « Bolivie : le coup d’État reposait sur un rapport bidon… » sur www.solidaire.org) Le récit de la fraude, lancé par Carlos Mesa et renforcé par l’Organisation des États américains, a été crucial pour déclencher le « changement espéré ».

D’autres éléments ont-ils joué un rôle dans les mois qui ont précédé les élections d’octobre 2019 ?

David Verstockt. Oui, la gestion des incendies de forêt dans l’est du pays a suscité un fort mécontentement. Ces incendies de forêt étaient liés à une politique selon laquelle les petits agriculteurs, parfois pour le compte de grandes industries agro-alimentaires, étaient autorisés à mettre le feu à des forêts afin de libérer des terres agricoles. Aujourd’hui, un an plus tard, de vastes zones de la Bolivie sont encore en feu.
Il y a aussi eu une grève du personnel médical qui a duré près de 2 mois. L’Ordre des médecins a coordonné la grève et cherché à faire pression sur le gouvernement Morales pour qu’il revienne sur certaines réformes des soins de santé. L’Ordre, défendant principalement les intérêts du secteur médical privé, s’opposait depuis des années à toute forme de réforme progressiste. Le fait qu’il provoque la paralysie du système hospitalier deux mois avant les élections était clairement une stratégie politique. Cette grève n’avait rien à voir avec le service minimum auquel les Belges sont habitués ici. Là, les hôpitaux étaient purement et simplement fermés. Quelques jours après le coup d’État de novembre 2019, la grève a été levée sans qu’aucune des revendications n’ait été satisfaite.

Le sous-sol de la Bolivie regorge de lithium. Est-ce que cela a joué un rôle dans la déstabilisation du pays ?

David Verstockt. Le gouvernement Morales voulait que le lithium reste aux mains de l’État. Mais il voulait développer une collaboration avec le privé pour la production de batteries. Les Chinois et les Allemands, ainsi que la société d’État YLB, auraient été responsables de ce projet. Les intérêts géopolitiques ont toujours été un facteur important en Amérique latine.

Jusqu’où le régime putschiste est-il parvenu à inverser les avancées sociales acquises par Morales et le MAS ?

David Verstockt. En fait, cela aurait pu être pire. La pandémie de coronavirus a empêché à peu près toutes les ventes d’entreprises publiques prévues. Mais c’est aussi grâce au MAS, qui avait encore la majorité au Parlement. En 2020, nous avons assisté à un véritable combat de rue entre l’exécutif et le législatif. Des hommes et femmes, jeunes et nouveaux, sont arrivés en nombre en politique. Il y a eu un renouveau politique au sein du MAS, qui était nécessaire. Par exemple, Eva Copa, une jeune femme aymara (peuple amérindien, indigène donc, dont Morales est issu et qui est persécuté par l’extrême droite, comme tous les Amérindiens…, NdlR), présidente du Sénat et qui est devenue le visage du MAS. Elle en a vu de toutes les couleurs, mais elle est restée à son poste.

Où en est l’épidémie de coronavirus en Bolivie ?

David Verstockt. C’est un désastre. La Bolivie est parmi les cinq premiers pays au monde en nombre de décès par habitant. Le système de santé est sous-financé et souffre d’une pénurie de matériel médical. Au pouvoir, le MAS est parvenu à multiplier le budget de la santé par cinq, mais c’est encore trop peu. La réforme de la santé de mars 2019 (mise en place d’un système de santé universel et unique) est arrivée bien trop tard, mais elle comporte des opportunités. J’espère maintenant qu’après cette victoire du MAS, la réforme de la santé se poursuivra. Ce serait bien pour la majorité de la population car elle met l’accent sur le caractère universel, gratuit, accessible et préventif de la santé.

Les peuples indigènes et le racisme

La Bolivie est divisée entre la population rurale et urbaine, entre la population indigène et les personnes qui s’identifient aux élites plus blanches…

David Verstockt. La victoire du MAS en 2005 a été historique dans tous les sens du terme. Pour la première fois, la population pauvre, rurale, périurbaine et indigène, la grande majorité du pays d’ailleurs, avait un parti, un instrument politique. Auparavant, la Bolivie était une sorte d’État d’apartheid où une grande partie de la population n’était pas représentée ni par l’État, ni par les médias, ni dans la fonction publique. Ils n’avaient pas non plus de parti politique pour les représenter. Cela a changé en 2005 avec le premier mandat d’Evo Morales à la présidence : soudain, ils avaient une place dans les médias, au gouvernement, au Parlement. Il faut se montrer critique envers Morales, mais on ne peut pas nier que le pays a connu un bouleversement fondamental depuis 2005.

En 2009, la Bolivie est devenue un État plurinational. En quoi est-ce important ?

David Verstockt. Après 500 ans de colonisation, après 200 ans en tant que « république indépendante », cette reconnaissance est fondamentale. Si certains hommes politiques extrêmement conservateurs utilisent le mot « république », c’est parce qu’ils prennent leurs distances par rapport à cet État plurinational, à cette reconnaissance du caractère multiculturel du pays. C’est pourquoi je pense qu’il est important que le MAS ait remporté ce scrutin avec un score aussi élevé. Cela va lui permettre de préserver et d’approfondir ses réalisations. Après le coup d’État, on a vu l’ancienne Bolivie renaître de ses cendres. Celle où ce n’est pas un problème d’avoir un comportement raciste dans la rue ou dans le bus. Depuis 2005, on n’avait plus le droit d’être ouvertement raciste en Bolivie. Après le coup d’État, on a pu voir la maire MAS de la ville de Vinto, Patricia Arce, traînée pieds nus dans les rues, victime d’humiliations raciales, ses cheveux rasés. Au terme des dernières élections, elle a été élue sénatrice pour le MAS. C’est un signal clair que la population n’accepte plus ce type de comportement.

Le nouveau président a-t-il d’autres ambitions sociales après cette victoire ?

David Verstockt. Le MAS est le seul parti capable d’autoriser l’avortement. Le MAS est un mélange de militants, de syndicalistes, d’agriculteurs, de féministes… Ils peuvent conclure des alliances pragmatiques avec certains groupes, par exemple l’industrie agro-alimentaire, très forte, mais il y a certainement des possibilités de renforcer des entreprises publiques dans certains secteurs stratégiques, mais aussi de mettre l’exploitation du lithium entre les mains de l’État. Le message le plus important aujourd’hui, c’est qu’il y a de nouveau de l’espoir pour la gauche sur le continent latino-américain.

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